Jean-Marc Chappuis

Jean-Marc Chappuis

Assistant Director of
the Federal Office for Agriculture

La crise du COVID 19 et plus récemment la guerre en Ukraine nous ont interpellés sur la mondialisation en mettant en exergue les flux de matières et de service et nos degrés d’interaction, voire de dépendance dans de nombreux secteurs essentiels dont l’alimentation. Depuis, les considérations relatives à l’alimentation occupent la place publique et il est question de sécurité d’approvisionnement, de dépendance alimentaire, de souveraineté, quelle est votre vision des enjeux ?

Les enjeux concernant le système alimentaire pris dans son ensemble sont multiples. L’interdépendance entre la production agricole et la consommation pour relever les défis de la réduction à toutes sortes de dépendances, par exemple aux énergies fossiles, à certains fournisseurs, est certainement une des dimensions qui doit nous occuper de manière prioritaire. La production agricole indigène ne peut devenir plus sobre et résiliente que si les transformations qu’elle doit entreprendre sont simultanément accompagnées de changements au niveau de la consommation.

Quelle est la situation Suisse en termes de dépendance aux importations ?

Sur le plan alimentaire, la population suisse importe une calorie sur deux qu’elle consomme (taux d’autosuffisance ; rapport agricole 2023). Le taux d’autosuffisance par denrée alimentaire varie en fonction de l’orientation de la production agricole suisse. Ainsi, les taux d’autosuffisance sont au plus haut pour le lait et les produits laitiers en raison de la prédominance des herbages naturels dans la production agricole suisse. A l’inverse, les huiles et graisses végétales sont la catégorie présentant le plus faible taux d’autosuffisance (23 % en 2021). Ce faible taux reflète la relative rareté des terres arables en Suisse. Avec 446 m2 de terres arables par habitant, la Suisse est bien en-dessous de la moyenne mondiale (1’800 m2, Banque mondiale).

La production agricole et le système alimentaire suisses reposent par ailleurs sur l’importation d’intrants (semences, engrais, carburants, produits phytosanitaires) et d’installations (tracteurs, machines, …) que la Suisse ne produit pas. Ces dépendances indirectes doivent également être considérées.

Quelles sont vos projections pour les années à venir ?

L’objectif du Conseil fédéral est de maintenir le taux d’autosuffisance à son niveau actuel de 50%. C’est un réel défi au regard de l’augmentation de la population et de la diminution des surfaces agricoles. Compte tenu de la concurrence croissante pour l’utilisation du sol, il est nécessaire de donner la priorité à la production directe de denrées alimentaires par rapport à celle d’aliments pour animaux. Cette approche fait aussi partie du rapport du Conseil fédéral en réponse à divers postulats sur l’orientation future de la politique agricole. Ainsi, le taux d’autosuffisance ne pourra être maintenu à moyen et long termes que si les cultures destinées à l’alimentation humaine directe sont privilégiées sur les terres arables.

Les terres arables servent aujourd’hui dans une large mesure (environ 55 %) à la production d’aliments pour animaux (p. ex. prairies temporaires, maïs, céréales fourragères, etc.) Rapport agricole 2023 – Utilisation des surfaces (agrarbericht.ch)

Comment se prémunir contre la vulnérabilité aux crises alimentaires ?

Il existe déjà des mesures de la Confédération pour faire face à des pénuries de denrées alimentaires et d’autres biens stratégiques. La loi sur l’approvisionnement économique du pays prévoit notamment l’obligation de constituer des stocks obligatoires de produits agricoles, en particulier d’huiles et de graisses végétales, de céréales et de riz.

A partir de l’existant, il convient encore mieux que par le passé de maintenir les bases de la production agricole en Suisse ainsi que des relations internationales étroites permettant un approvisionnement régulier et diversifié de la Suisse.

Le changement climatique représente-t-il une menace croissante pour la sécurité alimentaire en Suisse ? Comment y répondre ?

Deux dimensions sont à considérer :

La production en Suisse doit et devra faire face aux effets du changement climatique. La disponibilité en eau ou la tolérance des cultures aux périodes de hautes températures sont des questions nouvelles qui entraineront des fluctuations des rendements. Le développement de stratégies d’adaptation à ces nouvelles situations (par exemple : installation de systèmes d’irrigation parcimonieux et leur pilotage avec des senseurs, choix des cultures et des variétés, pratiques culturales, etc.) fait partie de la réponse.

Avec 50% de calories consommées importées, la Suisse est également touchée par les fluctuations de rendement qui ont lieu à l’étranger. Si grâce à son pouvoir d’achat, la Suisse ne devrait pas voir la première sa sécurité alimentaire menacée, elle dispose également d’un levier pour éviter d’accentuer les pénuries sur les marchés internationaux. En faisant des progrès importants dans la réduction du gaspillage alimentaire, elle peut contribuer à réduire les tensions entre l’offre disponible et la demande utile de denrées alimentaires. Chaque kilo de nourriture qui n’est pas jeté réduit la pression sur la demande et participe au maintien de prix abordables sur les marchés internationaux durant les périodes de pénurie.

La croissance démographique, l’urbanisation et l’expansion des infrastructures exercent une pression croissante sur les ressources naturelles, telles que les terres agricoles et l’eau. Quelle incidence sur la productivité et la production suisse ?

Au cours des 33 années entre 1985 (1979/85) et 2018 (2013/18), 1,1 m² de surface agricole (y compris les alpages) a disparu chaque seconde. Cela correspond à une surface de 1’143 km² – environ deux fois la taille du lac Léman – et à une perte de 7%. Evolution de l’utilisation du sol | Office fédéral de la statistique (admin.ch). Selon le bilan alimentaire, la production agricole suisse est restée cependant constante grâce à l’améliorations des rendements. A l’avenir, la protection des terres cultivées et l’utilisation plus efficace des ressources naturelles prendra encore plus d’importance vu les incertitudes liées au maintien des rendements élevés passés. Voir chiffre 7 « Bilan alimentaire » / Agristat est le service statistique de l’Union suisse des paysans (sbv-usp.ch)

Quelle est la stratégie fédérale en termes de sécurité d’approvisionnement ?

Maintenir les bases de la production agricole (sol ; eau ; capacités de transformation, …) dans un état fonctionnel adéquat pour contribuer à atteindre le taux d’autosuffisance réalisé les années passées. Réduire les pertes alimentaires. Disposer des stocks obligatoires de certains produits agricoles et d’engrais en cas de pénurie. Sensibiliser les consommateurs à une alimentation plus durable (moins mobilisatrice de ressources naturelles).

Quels en sont les instruments ? Quel coût pour quel effet ?

Création de conditions-cadres favorables telles qu’une recherche et une vulgarisation qui sont performantes, un tissu économique diversifié et dynamisé par des accords de libre-échange. De la prescription obligatoire (contingent de surfaces assolées SAS à respecter par chaque canton), en passant par l’incitation (subvention à des cultures stratégiques lorsqu’elles sont relativement peu protégées contre la concurrence des produits importés ; par exemple : oléagineux, protéagineux, betterave sucrière), jusqu’à la promotion de l’information.

Face à la menace d’une crise alimentaire mondiale, le patron de Syngenta, Erik Fyrwald dénonçait les rendements inférieurs de l’agriculture biologique et appelait à augmenter la production agricole. Une réponse pragmatique aux enjeux planétaires ?

Le défi d’augmenter sur le plan mondial la production agricole est partagé par tous. Les méthodes de production pour y parvenir sont plus discutées. Un retour à des méthodes de production dont les externalités négatives sur l’environnement et la qualité des ressources naturelles sont importantes n’est pas une option en raison de son coût pour les générations futures. Actuellement, l’agriculture biologique ne permet pas en règle générale d’obtenir des rendements aussi élevés que l’agriculture intégrée. Grâce aux avancées technologiques (nouvelles méthodes de sélection végétale, digitalisation, …), il sera possible pour l’agriculture intégrée de réduire encore son empreinte sur l’environnement et de diminuer sa consommation d’énergie tout en maintenant voire augmentant ses rendements.

Lutter contre le gaspillage alimentaire, ou «Food Waste», une approche louable ou un levier significatif  pour répondre  aux enjeux suisses et planétaires ?

Pour la Suisse, c’est un enjeu très clair. Selon une étude de l’EPFZ (Beretta et Hellweg ; 2019) sur le gaspillage alimentaire, la consommation suisse de denrées alimentaires génère, chaque année, quelque 2,8 millions de tonnes de déchets alimentaires en Suisse et à l’étranger, ce qui correspond à près de 330 kg de déchets alimentaires évitables par habitant et par an.

La réduction du gaspillage alimentaire a des conséquences positives sur la consommation de ressources naturelles et d’énergie. La réduction du gaspillage dans les échelons aval à la production agricole est un puissant levier pour réduire également la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effets de serre.

Pour la planète, et en particulier les pays en développement, la limitation des pertes agricoles (aux champs et lors du stockage) est plus significative que la réduction du gaspillage alimentaire au niveau du consommateur final.

Protéine végétale et animale, quel équilibre aujourd’hui et demain ?

Les faits montrent que la consommation moyenne en Suisse de produits carnés est bien plus importante que la couverture de nos besoins physiologiques. En consommant moins de produits carnés, nous réduisons les risques pour notre santé et contribuons à diminuer les effets négatifs pour l’environnement. Une réduction des protéines animales et la substitution d’une partie de ces protéines par des protéines végétales permet aussi d’augmenter le taux d’autosuffisance. De manière générale, on peut produire sur un hectare de terre arable plus de calories alimentaires avec une production de blé panifiable qu’avec une production herbagère.

Viandes et substituts végétariens : caprice d’une population à haut niveau de vie ou solution aux enjeux de durabilité ?

Le renoncement aux produits carnés n’est pas un objectif de la politique agricole. La Suisse est un pays d’herbages qu’il serait irresponsable de ne pas valoriser économiquement. C’est également notre contribution à la sécurité alimentaire mondiale : ce qui n’est pas produit en Suisse doit être importé. Par ailleurs, la fertilité des terres arables profite énormément des déjections des animaux de rente sous forme d’engrais et de la culture des prairies temporaires en rotation pour l’affouragement des ruminants. La réduction des produits carnés dans notre alimentation par contre serait favorable à notre santé et à notre environnement. Si des consommateurs ne souhaitent plus consommer de produits carnés, pour des raisons éthiques par exemple, ils ont la possibilité de se tourner vers des substituts végétaux, souvent hautement transformés et d’un prix similaire, voire plus cher que la viande. Les produits agricoles de base, tels que les lentilles, les pois chiches et autres haricots sont des alternatives à la base de plats créatifs, souvent exotiques, et toujours avantageux. 

Dans ce contexte quel rôle pour la SATW et plus généralement les académies ? Un débat basé sur des faits scientifiques permet d’aborder le sujet complexe de la transformation des systèmes alimentaires en évitant les positions idéologiques (« pour ou contre la viande » par exemple).

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