Editorial : Pourquoi les crises sont salutaires

Editorial : Pourquoi les crises sont salutaires

Vous n’aurez pas été insensible aux nouvelles qui émaillent l’actualité. Elles semblent dispersées, sans lien apparent, et pourtant toutes convergent vers une même vérité : les crises nous obligent à repenser notre façon de travailler, de décider, d’exister. Elles nous rappellent que rien n’est jamais acquis, que la stabilité n’est pas un droit mais une construction fragile, et que l’on ne traverse le temps qu’en acceptant de se transformer.

Certains y parviennent — souvent ceux qui ont compris que le changement n’est pas une menace, mais une dynamique naturelle. Pour d’autres, plus nombreux, l’incapacité à se projeter dans un monde qui change les condamne à subir ce qu’ils auraient pu anticiper. Cela me renvoie à mes premiers pas dans l’industrie, chez Ciba-Geigy. Sous la pression des prix, principalement venus d’Inde dans ma division, on en était à optimiser… le coût du papier de l’étiquette. Il n’y avait pas de petite économie : la rentabilité se jouait à ce niveau de détail. Cette lucidité un peu rude m’a marqué.

Plus tard, chez Lonza, une des meilleures sociétés de fabrication à façon, on évoluait très loin de ces considérations terre-à-terre. L’opulence technique et organisationnelle rendait tout possible — ou du moins, on aimait s’en convaincre. Mais quand les temps se sont durcis, j’ai vu combien il était difficile de quitter ce confort, d’accepter que la réalité économique s’impose à nous et d’ajuster notre posture pour rester compétitifs. L’abondance, longtemps vécue comme un privilège, devenait soudain un piège.

Aujourd’hui, plusieurs pans de notre économie se trouvent exactement dans cette situation : avoir vécu longtemps — très longtemps — dans un confort qui a émoussé la clairvoyance, négligé les signaux faibles, anesthésié le courage de se réformer. Quand j’entends ces derniers jours que des cliniques privées comme Hirslanden se réorganisent après plus de 300 millions de pertes, quand Neuchâtel explique qu’un passage nécessaire vers un site unique de soins aigus stationnaires  n’a pas pu se faire plus tôt à cause de considérations politiques, ou quand la RTS annonce 900 postes supprimés, je ne peux m’empêcher de voir les mêmes mécanismes : complaisance, manque d’anticipation, réflexe de déni tant que la crise n’est pas encore là — ou que la réalité des chiffres ne nous touche de plein fouet. Et, souvent, lorsque l’on commence enfin à réfléchir, il est déjà tard… et l’on réfléchit mal.

Et pourtant, au milieu de ces secousses, je suis frappé par la résilience profonde de la Suisse, cette capacité presque organique à s’ajuster, à se réinventer, à trouver les passerelles plutôt que d’ériger des murs. Puissions-nous prolonger cette qualité, car c’est elle qui conditionne notre capacité à rester compétitifs dans un monde qui change à une vitesse inédite.

Parmi les transformations que nous devons anticiper, il en est une qui touche à l’essence même de notre prospérité : l’innovation. Oui, nous figurons toujours en tête des classements et visons au coeur d’une économie du savoir. Mais ceux qui, hier encore, matérialisaient notre innovation — ailleurs dans le monde — innovent aujourd’hui plus vite, plus massivement, avec une faim que nous avons largement perdue. Leur dynamique n’est plus linéaire mais exponentielle.

Dans ce contexte, les crises jouent un rôle paradoxal mais essentiel : elles sont des révélateurs. Elles brisent les paresses, forcent le mouvement, obligent à regarder le réel sans filtre. Elles nous rappellent que l’avenir ne se sécurise pas par la conservation, mais par la capacité à bâtir, encore et toujours, des passerelles solides pour ne pas se retrouver, un jour, du mauvais côté de la rive.

Puissions-nous accueillir les crises non comme des fatalités, mais comme ces secousses salutaires qui nous réveillent avant la chute — et nous rappellent que la seule manière durable d’habiter l’avenir, c’est d’oser le réinventer 

(voir également les articles qui suivent) : nous ne restons pas inactifs — nous agissons.

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