J’ai toujours été fasciné par Hegel — non seulement pour la puissance de sa pensée dialectique, mais surtout pour sa manière de relier l’histoire, la conscience et l’éthique dans un même mouvement de dépassement. Hegel ne pense pas la morale comme un cadre abstrait, mais comme une dynamique incarnée dans le réel, une construction patiente du sens à travers les tensions de l’époque. Cette tension entre l’individuel et le collectif, entre la liberté et la nécessité, entre l’idée et sa réalisation, me semble d’une actualité brûlante. C’est à partir de cette sensibilité, de ce besoin d’une pensée de la totalité sans renoncer à l’exigence morale, que j’ai découvert récemment la philosophe Iris Murdoch, que je ne connaissais pas du tout. Et ce fut une révélation. Dans un langage simple mais profond, Murdoch nous rappelle que le Bien n’est ni une opinion, ni une construction sociale, mais une réalité immanente, discrète, qui nous appelle. Comme chez Hegel, la morale n’est pas un système figé, mais une expérience du réel, une transformation intérieure, un exercice d’attention à ce qui est.
Ce retour au Bien, au sens fort, me semble crucial dans la période de reconstruction que nous traversons. Après les chocs — sanitaires, géopolitiques, économiques — notre époque cherche à se redéfinir. Mais que reconstruisons-nous si nous n’avons plus de cap ? Que veut dire “progresser” si nous avons renoncé à toute idée du Bien commun ? L’époque actuelle est marquée par une confusion éthique, où les intérêts individuels sont présentés comme la norme, et où le relativisme moral est devenu la forme la plus confortable de tolérance. C’est là que la lecture de Murdoch, en prolongement de celle de Moore, offre un contrepoint salutaire. Car dans leur réalisme moral, ces penseurs affirment que le Bien existe en dehors de nous. Il ne dépend pas de nos désirs, de nos opinions ou de notre pouvoir de persuasion. Il ne peut pas être produit par une majorité politique ni réduit à une négociation stratégique. Il précède notre action, mais il en oriente la justesse. Ce cadre permet aussi de penser l’inadéquation de certains récits dominants. L’égoïsme éclairé, fondement implicite de bien des doctrines contemporaines, bute sur sa propre incapacité à générer du sens commun. Le Bien, dans cette conception, devient mortel, non parce qu’il disparaît, mais parce qu’il cesse d’être vivant — il est vidé de sa transcendance, de sa résistance au pouvoir, de sa capacité à éclairer les choix les plus concrets.
La révolution réaliste, que d’aucuns appellent de leurs vœux, ne doit pas seulement concerner les rapports de puissance, mais aussi les fondements mêmes du jugement moral. Dans un monde où le Bien est relégué au rang d’opinion privée, l’espace du commun s’effondre. Or, une souveraineté politique qui ne repose sur aucune souveraineté morale est un masque vide, promis à la violence ou à l’indifférence.
C’est pourquoi il ne faut pas opposer l’éthique à la géopolitique, ni le réalisme moral à la lucidité stratégique. Il s’agit plutôt de réapprendre à voir, comme le suggérait Murdoch : voir le réel sans le travestir, voir l’autre sans réduire sa complexité, voir le Bien comme ce qui nous oblige — non par contrainte, mais par exigence intérieure. Dans ce contexte, la reconstruction ne peut pas être seulement institutionnelle ou technologique. Elle doit être morale. Elle doit réintroduire dans l’espace public des exigences profondes : intégrité, vérité, justice, attention. Des exigences que l’on ne peut pas décréter, mais que l’on peut choisir de cultiver — dans nos décisions, nos relations, nos institutions.
C’est cela, peut-être, que signifie la souveraineté du Bien aujourd’hui : non pas imposer une morale, mais résister à l’effacement du sens. Offrir, dans un monde qui se cherche, des repères qui ne soient ni dominants ni arbitraires, mais simplement justes.