Ce texte m’a été inspiré par une lecture de dimanche dernier, tirée de Luc : l’histoire de dix lépreux guéris, dont un seul revient remercier celui qui les avait relevés. Ce court passage, d’une simplicité bouleversante, dit tout de la nature humaine. Dix ont reçu le même don, mais un seul a su en percevoir la conscience du don.
Cette lecture m’a ramené à une réalité très concrète, presque quotidienne : celle qui s’impose à tout être qui transmet. Doit-on former, partager, ouvrir son art, révéler ses secrets — au risque de les voir se disperser, oubliés ou revendiqués par d’autres ? C’est la question que se pose le pâtissier qui hésite à livrer la subtilité d’une recette, l’artisan qui protège la précision d’un geste, le chercheur qui garde encore pour lui la beauté fragile d’une découverte.
Car donner, enseigner, transmettre, c’est toujours prendre le risque de perdre une part de soi. C’est exposer ce que l’on a patiemment construit, parfois au prix de toute une vie, à la possibilité de l’oubli, de la déformation, ou de l’ingratitude.
Et pourtant — ce risque est peut-être la condition même de ce que signifie vivre en créateur : offrir sans attendre, semer sans garantie, partager pour que la beauté se perpétue ailleurs, différemment.
Combien de fois avons-nous tendu la main, ouvert une porte, transmis un savoir, une attention, une confiance — pour voir ceux que nous avons aidés partir sans un mot, parfois même se retourner contre nous ? C’est une douleur discrète, presque muette, mais qui laisse une trace : celle du cœur qui s’étonne d’avoir été trahi alors qu’il ne voulait que donner.
On pense alors à Andrea del Verrocchio, maître d’atelier à Florence, formant des générations d’artistes, dont un certain Léonard de Vinci. Verrocchio lui transmit son art, son regard, cette patience de la main qui écoute la matière. Et pourtant, Léonard, mûrissant son propre génie, finit par s’éloigner, reniant presque l’ombre de celui qui lui avait ouvert le chemin.
C’est ainsi que va la vie : les maîtres enfantent des esprits qui s’émancipent, parfois en rejetant la source. Et dans ce geste de rupture, se mêlent ingratitude, inconscience et nécessité. Ceux que l’on aide, que l’on forme, que l’on inspire, finissent souvent par oublier. Non pas par malveillance, mais parce que le souvenir du tremplin devient trop lourd à porter pour celui qui veut s’envoler. Ils préfèrent croire qu’ils se sont faits seuls. Ils réécrivent le récit, effacent les figures qui les ont façonnés, convaincus qu’ils doivent rompre pour exister. Et certains, dans cette fuite, ne se contentent pas d’oublier : ils détruisent. Ils nient, dénigrent, ou tentent d’effacer ceux qui les ont fait naître à eux-mêmes — comme si pour briller, il fallait éteindre la lumière d’où l’on vient.
Alors, que faire ?
On ne forme pas pour être remercié, on ne tend pas la main pour être salué. On le fait parce que c’est dans le partage que l’on demeure vivant. Parce que chaque fois qu’on transmet, qu’on élève, qu’on inspire, on participe au grand mouvement de la vie — ce courant invisible qui relie les générations, les savoirs, les âmes.
Se fermer, se durcir, bâtir des murs ? Non!
Car se protéger ainsi, c’est s’appauvrir. C’est laisser la blessure étouffer le don, la déception tuer la générosité. Ce serait faire triompher ce que l’ingratitude a de plus stérile : le repli. Il faut continuer à aimer, à partager, à transmettre. Même quand la reconnaissance ne vient pas. Même quand le silence des autres pèse plus lourd que leur gratitude. Car le don véritable n’attend pas d’écho. Il se nourrit de sa propre lumière.
Oui, certains partiront sans un mot. Certains feront semblant de ne jamais vous avoir connu. Mais il en restera toujours un, un seul peut-être, qui, au détour d’une vie, se souviendra. Et même s’il ne revient pas vers vous, il prolongera ce que vous lui avez donné — et cela suffira.
Ne cessons pas de donner parce que quelques-uns oublient.
Ne cessons pas d’aimer parce que certains trahissent.
Ne cessons pas de croire en la transmission parce qu’elle n’est pas toujours reconnue.
Car ce qui ne se partage pas se fane,
et ce qui se donne s’enracine dans le temps.
La gratitude des autres n’est pas la mesure de notre don.
C’est le don lui-même qui nous garde vivants.