Les ressources que notre cerveau alloue au traitement des différents signaux sensoriels ne sont pas figées. Une personne qui devient aveugle compensera en partie la perte de ce sens en développant les autres et notamment le toucher pour la lecture en braille. On a aussi déjà étudié, chez des violonistes, violoncellistes et un guitariste, la place que, dans le cortex somatosensoriel, qui reçoit les informations en provenance de la surface du corps, prenaient les doigts appuyant sur les cordes. La représentation cérébrale de ces doigts, très sollicités pour des tâches requérant vitesse et précision, était nettement plus importante que chez des non-musiciens. Mais ce qui est vrai chez un groupe d’experts ayant, le plus souvent, commencé l’apprentissage de l’instrument au cours de l’enfance l’est-il aussi dans la population générale avec un outil découvert plus tard ?
Pour répondre à cette question, l’équipe suisse qui signe l’article de Current Biology s’est dit que les téléphones à écran tactile étaient les violons de Monsieur et Madame Tout-le-Monde et que, à voir le temps considérable passé sur ces petits appareils et la vitesse parfois surprenante à laquelle nous tapons nos SMS, nous étions tous un peu des Yehudi Menuhin du smartphone. Ces spécialistes des neurosciences ont donc recruté 37 personnes ayant entre 19 et 34 ans, toutes droitières. Vingt-six se servaient d’un portable à écran tactile (sans stylet) tandis que les 11 autres avaient un bon vieux téléphone à touches et servaient de groupe témoin. Toutes se sont retrouvées avec 62 électrodes réparties sur le scalp pour un électro-encéphalogramme (EEG). L’idée consistait à tapoter avec une machine le bout de trois doigts de la main droite (pouce, index et annulaire), ce plusieurs centaines de fois, et à enregistrer l’activité électrique que cette stimulation suscitait dans le cortex somatosensoriel. Résultat : chez les propriétaires de smartphones, l’amplitude des signaux captés par l’EEG était plus importante que chez les autres (surtout pour ce qui concernait le pouce), comme si le cerveau était plus sensible aux doigts dans le premier groupe.
Pour vérifier que cette augmentation de la sensibilité cérébrale était bien liée à l’utilisation du smartphone, les chercheurs se sont intéressés à l’usage que chacun des “cobayes” faisait de son portable, ce en analysant l’historique de la batterie sur les dix jours ayant précédé l’expérience. Plus le téléphone (qui sert désormais moins à téléphoner qu’à jouer, lire, écrire) avait été utilisé au cours de la décade précédente, plus les signaux enregistrés par l’EEG étaient amples. D’ailleurs, quand les participants venaient juste de sortir d’une “session” intensive de tapotages et autres glissements, le cortex réagissait de manière plus importante aux stimulations des doigts.
Pour les auteurs de l’étude, l’utilisation d’un écran tactile entraîne donc bien une “réorganisation corticale”, à la manière de ce qui est mesuré chez les personnes jouant d’un instrument à cordes. Cependant, chez ces derniers, l’importance allouée par le cerveau aux doigts sollicités est liée à l’âge auquel les musiciens ont commencé leur apprentissage de l’instrument. Ce n’est pas du tout le cas chez les utilisateurs de smartphones. Seule l’utilisation récente de l’écran tactile influe sur la manière dont l’encéphale “sent” les doigts, ce qui implique que les processus en jeu dans la plasticité cérébrale sont ici activés au quotidien.