Cette semaine, nous avons rendez-vous avec Ron Appel, directeur du SIB Swiss Institute of Bioinformatics qu’il a co-fondé en 1998 à Genève.
1) Comment est née l’idée de la création du SIB?
Au début des années 80, la Suisse romande était pionnière dans le domaine de la bioinformatique. Alors que le terme de « bioinformatique » n’était même pas utilisé dans ce contexte, cinq groupes à Genève et Lausanne mettaient à disposition de la communauté scientifique nationale et internationale des ressources bioinformatiques essentielles à la recherche en sciences de la vie, telles que la base de données Swiss-Prot ou les serveurs Swiss-Model et ExPASy. Le plus souvent, ces travaux étaient effectués sans ou avec peu de moyens financiers, car cette nouvelle science n’était pas encore reconnue. Elle n’était considérée ni comme de la biologie, ni comme de l’informatique. Néanmoins, début 1996, les acteurs de l’époque discutèrent de l’opportunité de créer une Société suisse de bioinformatique, afin de mieux structurer les efforts dans le domaine et surtout d’unir les forces existantes, certaines des ressources développées dans notre région étant reconnues mondialement. C’est alors que les moyens financiers vinrent soudainement à manquer complètement. Un malentendu entre la Suisse et la Commission européenne eut comme conséquence qu’une des ressources bioinformatiques les plus utilisées au monde, la base de données Swiss-Prot développée par Amos Bairoch, se retrouva du jour au lendemain sans financement, tout comme le serveur ExPASy. La création du SIB Institut Suisse de Bioinformatique permit ainsi non seulement de créer le premier institut du genre en Europe et de développer cette science en Suisse, mais aussi d’obtenir un financement direct de la Confédération pour le maintien de Swiss-Prot et d’empêcher ainsi que cette ressource ne quitte la Suisse.
2) Quelles ont été les difficultés et la manière dont vos pairs ont perçu le SIB à l’époque?
Au début de la crise financière, un appel à l’aide sur le serveur ExPASy déclencha une avalanche de messages de soutien de la communauté scientifique internationale qui dépendait de la survie de la base de données (une équipe indienne proposa même de lancer une collecte pour soutenir les scientifiques suisses). Localement par contre, ce fut plutôt un combat. Les autorités universitaires s’opposèrent à la création d’un institut indépendant, car les principes de transfert de technologie ou de contribution de l’industrie aux développements académiques n’étaient pas du tout dans la culture locale. Le salut vint du président du Département cantonal genevois de l’action sociale et de la santé, le Conseiller d’Etat Guy-Olivier Segond, qui saisit l’importance de la bioinformatique pour la région et pour la Suisse. Il intervint rapidement pour faciliter la fondation de l’Institut et garantir le financement de la base de données en attendant l’intervention de la Confédération. La création du SIB fut saluée par la communauté scientifique et même par l’industrie, bien qu’elle fut appelée à mettre la main au portemonnaie en payant une licence annuelle.
3) ExPASy aura été une révolution dans le monde scientifique, pourriez-vous nous en dire plus?
Je crois qu’ExPASy a contribué à une révolution qui s’étendit bien au-delà du monde scientifique. En juillet 1993, le Word -Wide Web en était à ses balbutiements. Il combinait la notion d’hypertexte avec celle d’internet et permettait exclusivement d’accéder via internet à un texte (contenant éventuellement des images), de l’afficher sur son écran, puis de cliquer sur certains mots, afin d’afficher un autre texte et ainsi de suite. On comptait alors dans le monde quelques 150 sites Web, tous domaines confondus. Le premier « browser graphique » avait été rendu public un mois auparavant par son créateur, Marc Andreessen, du National Center for Supercomputing Applications aux Etats-Unis. Ce dernier énumérait chaque semaine sur son propre site les nouveaux sites Web qui étaient créés dans le monde. On pouvait les compter sur les doigts d’une main. ExPASy fut le premier site Web dans les sciences de la vie. Mais l’originalité fut d’introduire la possibilité d’effectuer, via le réseau, une recherche par mots clés dans une base de données (Swiss-Prot), d’afficher les entrées de la base de données correspondants à la requête, puis d’explorer d’autres sources d’informations dans d’autres bases de données distribuées géographiquement. Lorsqu’il testa le site, Marc Andreessen (qui fut peu de temps après cofondateur de Netscape, la première société commerciale liée au Web et à l’origine des browsers modernes comme Firefox ou Internet Explorer), envoya un email dont le sujet était « Did I say wow yet? ». Ce fut le début d’un effort international de fédération des bases de données dans les sciences de la vie. Mais cela marqua surtout le déclanchement de l’utilisation du Web pour la recherche et la transmission démocratisée d’informations de toutes natures et dans tous les domaines imaginables, ce qui transforma certains aspects de notre société. Mais le mérite n’en revient évidemment pas à ExPASy qui n’a fait que saisir une opportunité. Malgré des capacités et une ambition qui étaient à l’époque limitées, le potentiel du Web était tel que la révolution aurait de toute façon eu lieu.
4) Quels sont, selon-vous, les défis majeurs qui attendent la bioinformatique?
La bioinformatique recouvre trois aspects : la recherche, la formation et l’infrastructure. La recherche va être confrontée à des questions scientifiques de plus en plus complexes. Mais c’est le cas de tout domaine en pleine évolution. Pour la formation, le principal défi sera de former assez de bioinformaticiens, car la demande de la part des sciences de la vie augmente de plus en plus vite. Et pour l’infrastructure, c’est-à-dire l’utilisation de la bioinformatique et de ses outils comme ressource de base pour la recherche biomédicale et de de manière croissante pour la médecine et la santé, les défis majeurs seront de faire face à la demande et surtout à l’explosion du volume de données produites qui devront être analysées.
5) Quels sont les atouts de la Health Valley qui soutiennent vos efforts de recherche?
Un des atouts est la concentration des compétences multiples qui créent une émulation dynamique entre les acteurs de domaines différents mais interconnectés, permettant ainsi de développer les idées et l’innovation en bioinformatique.
6) Un appel à lancer à la communauté des Sciences de la vie?
Tout le monde est d’accord aujourd’hui que la bioinformatique est indispensable aux sciences de la vie, mais (presque) personne ne veut payer pour son développement et son utilisation. Si les autorités fédérales et universitaires soutiennent, parfois substantiellement, son financement de base, les scientifiques doivent prendre l’habitude d’inclure les coûts inhérents à la bioinformatique dans le budget de leurs travaux.
De façon plus personnelle :
7) Comment vous définiriez-vous?
Scientifique et idéaliste, j’essaie de combiner les deux aspects avec pragmatisme. Souvent impatient (et probablement exigeant), j’aime quand les choses avancent, en m’efforçant d’être rassembleur et consensuel, persuadé que dans un pays de la taille de la Suisse, une de nos forces est la diversité des compétences lorsqu’elles sont réunies autour d’un projet commun.
8) Une passion que vous cultivez à côté de votre institut?
Haha…. plusieurs, mais celle que je cultive avec le plus de soin, c’est la musique et plus particulièrement le chant.