Être soi-même, écrivait E. E. Cummings, c’est livrer la plus rude bataille qu’un être humain puisse mener, dans un monde qui s’acharne à nous façonner à son image. Mais qu’est-ce que ce « soi » que nous prétendons défendre ? Est-il une entité stable, un noyau fixe au cœur de nos vies mouvantes, ou bien une illusion provisoire, un simple barrage dressé contre le flux incessant de la vie ? Iris Murdoch nous rappelait que « le soi, le lieu où nous habitons, est un lieu d’illusion ». Pourtant, c’est à travers lui que nous percevons le monde, que nous aimons, que nous souffrons, que nous nous indignons. L’énigme est là : comment habiter ce soi sans s’y enfermer, comment vivre avec authenticité sans se laisser prendre au piège de l’attachement ?
Fernando Pessoa, dans son Livre de l’intranquillité, affronte cette question avec une intensité rare. Il se décrit comme un être toujours en marge, étranger au groupe autant qu’à lui-même, contraint de conquérir pouce par pouce un territoire intérieur marécageux. Sa confession est une lutte : il raconte comment il dut « s’arracher à lui-même avec des forceps », comme si l’existence véritable ne surgissait qu’au prix d’un arrachement douloureux.
Pessoa avoue que la plupart de nos vies se déroulent dans la soumission : à un faux soi que nous endossons pour paraître, ou aux circonstances que nous confondons avec notre respiration même. Mais parfois, une faille s’ouvre. Dans ces éclairs de lucidité, le masque se déchire, et nous découvrons que nous n’avons jamais vraiment vécu. Nous avons seulement occupé le temps, entretenu l’illusion de nous-mêmes. Dans ces moments, Pessoa dit se sentir tel un voyageur perdu dans une ville inconnue, frappé de stupeur devant l’étrangeté de sa propre existence.
Ces instants de dévoilement sont éphémères et redoutables. Ils ressemblent aux fulgurances de Virginia Woolf, à l’« unselfing » de Margaret Fuller ou aux épiphanies zen : contacts furtifs avec une vérité qui consume autant qu’elle éclaire. Car voir trop clairement, c’est risquer de se dissoudre. Pessoa en tire une leçon vertigineuse : « Ne rien savoir de soi, c’est vivre. Se connaître mal, c’est penser. Se saisir un instant tel que l’on est, c’est toucher la magie de l’âme — mais cette lumière brûle tout. »
Peut-être est-ce là le paradoxe de la condition humaine : nous passons notre vie à défendre une identité instable, alors même que nos rares vérités naissent quand le « moi » se fissure. Être soi, au fond, n’est pas une conquête mais une oscillation entre l’illusion nécessaire et la révélation insoutenable. Entre habiter son propre désert et consentir à s’y perdre.