Editorial
Lorsqu’un pont s’effondre, qu’un barrage cède ou qu’un système de sécurité nucléaire échoue, la tentation est grande, dans les premières heures, d’invoquer la fatalité. Le mot rassure : il suggère un événement imprévisible, une conjonction de circonstances exceptionnelles, une sorte de malchance technique échappant à toute volonté humaine. Et pourtant, dans la plupart des cas, l’accident technologique n’est pas une fatalité – c’est un signal de défaillance morale.
Dans les sociétés modernes, l’ingénieur est bien plus qu’un exécutant de formules ou de plans. Il est un gardien de l’anticipation, un architecte de la prévoyance, un médiateur entre la puissance de la technique et la vulnérabilité du réel. Son rôle ne se limite pas à concevoir le fonctionnement optimal d’un dispositif, mais à penser son comportement en situation de stress, d’usure, d’imprévu.
La catastrophe n’est “fatale” — c’est-à-dire inévitable — que si tout a été fait pour l’éviter : si les signaux faibles ont été pris au sérieux, si les normes ont été respectées (ou questionnées quand elles étaient insuffisantes), si les modèles ont été testés dans la complexité du monde réel, et si le doute a été intégré au cœur même de la démarche technique.
Quand le Titanic coule ou que Fukushima subit une défaillance majeure, ce ne sont pas les lois de la nature qui trahissent l’homme — c’est souvent l’homme qui a trahi ses propres lois. Par négligence, par excès de confiance, par contraintes économiques, ou par aveuglement collectif. Dans ces cas-là, la tragédie devient un échec éthique.
La grandeur de l’ingénieur ne réside donc pas seulement dans sa capacité à construire, mais dans sa lucidité à prévoir l’imprévisible et à poser des limites à sa propre puissance. En cela, sa responsabilité est immense. Et c’est justement cette responsabilité assumée qui redonne un sens digne au mot “fatalité” : lorsqu’une catastrophe survient malgré toutes les précautions, malgré toute la vigilance et l’humilité investies, alors, et alors seulement, peut-on parler de destin.
Dans un monde saturé de technologie, nous n’avons plus le droit de cacher nos erreurs sous les habits de la fatalité. Car l’ingénieur, aujourd’hui, n’est pas seulement un technicien : il est un acteur moral, un éclaireur du risque, un garant du possible et du permis. Autrement dit : ce n’est que lorsque l’ingénieur est pleinement responsable que l’accident peut encore, parfois, relever de la fatalité.