Il est des périodes où le sol sous nos pas vacille, où les certitudes s’effondrent, où les systèmes qui régnaient deviennent soudain obsolètes. À ces moments charnières — guerres, pandémies, révolutions technologiques — nous cherchons, souvent à tâtons, ce qui pourrait encore faire sens. Ce que nous avons oublié, ou que nous avons laissé s’effacer par négligence, devient alors d’une urgence brûlante.
Dans ces instants fragiles et fertiles, deux racines se révèlent comme les fondements mêmes de notre confusion… et de notre pouvoir. D’un côté, l’accumulation infinie, anonyme, des existences humaines passées : une lignée silencieuse, souvent effacée, qui forme pourtant le socle de nos outils, de nos savoirs, de nos langues. De l’autre, quelques figures singulières — inventeurs, penseurs, artistes — qui, dans la solitude ou le silence, ont su faire jaillir du chaos une étincelle, une forme, un sens. Et c’est là, entre ces deux racines — la masse invisible et les rares cristallisations du génie — que se trouve notre capacité d’exister.
Muriel Rukeyser l’a admirablement écrit à propos de Willard Gibbs, immense esprit scientifique presque tombé dans l’oubli : tout notre travail, tout notre effort, toute notre douleur même, convergent vers une seule finalité — féconder le moment présent, pour qu’il y ait plus de vie. L’imagination, dit-elle, est l’instrument de cette fécondation. Non pas une fuite hors du réel, mais une fonction vitale, un acte de résistance. Car dans chaque moment vivant résonne l’énergie des siècles, et le possible des siècles à venir.
Notre époque, bousculée, accélérée, saturée d’informations, produit de l’amnésie. Et dans cette amnésie, nous sacrifions la continuité, la nuance, les liens entre les savoirs. Nous compartimentons, nous isolons les disciplines, nous oublions les personnes, et nous faisons de la mémoire une mécanique fonctionnelle au lieu d’un acte de transmission.
Contre cela, il nous faut renouer avec l’intuition que l’art et la science ne s’opposent pas, mais qu’elles partagent une même vocation : organiser le chaos, relier ce qui semble disjoint. Être vivants, aujourd’hui, c’est refuser la spécialisation qui cloisonne, et retrouver cette vision organique dans laquelle chaque pensée nourrit une autre, chaque silence prépare un éveil.
Il est temps de nous rappeler que dans tout progrès réel, dans toute transformation profonde, il y a un imaginaire à l’œuvre. Et que cet imaginaire — quand il est ancré dans la connaissance, nourri par les disparus, tendu vers les vivants — est notre plus sûre boussole. Non pour revenir en arrière, mais pour regarder le présent avec les yeux du futur. C’est cela, fertiliser le temps.
Bravo et entièrement d’accord encore une fois. Le dernier paragraohe est magnifique.
Michael